mardi 23 janvier 2007

Chaque âge a sa maison…

Chaque âge a sa maison, je ne sais où je suis,
Moi qui n'ai pour plafond que mes propres soucis.
Ce parquet m'est connu, je marche sur moi-même,
Et ces murs c'est ma peau à distance certaine.
L'air s'incline sur moi, son front n'est pas d'ici,
II m'arrive d'un moi qui mourut à la peine.


Extrait de Oublieuse Mémoire

lundi 22 janvier 2007

LIENS ENTRE SUPERVIELLE ET OLORON-SAINTE-MARIE

Cette ville représente pour lui, avant tout, le pays de son père et de ses ancêtres paternels. Dans le poème intitulé « Oloron-sainte-Marie », il se met en quête de ces disparus qu’il n’a pas connus mais dont il se sent pourtant proche : « Comme du temps de mes pères » ; « c’est la ville de mon père ». Sont nés à Oloron son grand-père paternel (1817), bijoutier-horloger-orfèvre et son père, Victor Jules Supervielle (1854). Son grand-père s’est d’ailleurs marié à Oloron (1847).

C’est ensuite la ville où ses parents sont morts, en 1884, sans doute empoisonnés par l’eau d’un robinet vert-de-grisé, alors qu’il n’avait que neuf mois ; c’est là qu’il revient, en 1926, en pèlerinage en compagnie du poète Henri Michaux, son ami. C’est ainsi que naîtra, l’année suivante, la plaquette de vers intitulée « Oloron-sainte-Marie » (soit 26 poèmes !) - plaquette ensuite (en 1930) intégrée à un recueil majeur : Le Forçat innocent. Il revient à Oloron en 1929 pour y prendre des notes afin d’évoquer ses impressions dans son recueil autobiographique : Boire à la source. C’est encore à Oloron qu’il songera, en 1939, lors de la guerre civile espagnole et à l’approche de la seconde guerre mondiale, lorsqu’il publiera dans la Nouvelle Revue Française les poèmes regroupés sous le titre : « Des deux côtés des Pyrénées ». Ces poèmes seront repris dans la section « Poèmes de la France malheureuse », dans le recueil 1939-1945.
C’est aussi le pays qui symbolise l’entre-deux-mondes imaginaire où, constamment, se trouve le poète ; les Pyrénées forment à la fois une frontière et un lien entre des pôles opposés que Supervielle aspire à se faire se rejoindre : entre la terre et le ciel, les vivants et les morts, la mémoire et l’oubli, mais également entre la France et l’Uruguay, ses deux patries, entre lesquelles il se sent comme écartelé. Partout, Supervielle se sent exilé, déraciné. Il est une sorte de survivant, de passager ; Oloron est donc un lieu d’errance, de passage, de quête essentielle. D’où cette ambivalence du paysage pyrénéen :
- D’une part, un mouvement descendant, plutôt pessimiste, qui suggère la chute dans le gouffre de la mort : on peut observer la verticalité abruptement militaire des montagnes (« leurs rugueuses cohortes ») qui s’abaissent pour former une muraille infranchissable entre le poète et les défunts, apparaissant dans le même temps comme des sentinelles qui interdisent le passage vers l’au-delà ; mais aussi l’écoulement aveugle (« paupières basses ») du gave descendant les pentes rocheuses : il symbolise le temps qui s’écoule inexorablement et l’oubli qui s’empare des vivants, ainsi poussés à rejoindre le pays silencieux des morts.
- Mais, d’autre part, se produit un mouvement ascensionnel, plus optimiste : il s’agit d’un élan vers les défunts, permis par le versant montant de la ville d’Oloron. Le poète gravit la pente des « rues », des escaliers qui le conduisent à des « étages ». Il pénètre alors un monde onirique où s’effacent les frontières entre le dedans et le dehors : « J’entre sans frapper dans des chambres que traverse la campagne »… ; entre le je et le paysage : « Ces étages font de moi comme un sentier de montagne ». Puis le poète gagne les « toits d’ardoise », vaste plate-forme où les morts sont susceptibles de se rassembler et de communiquer avec lui.
Cependant, rien n’est simple dans le paysage mi-réel, mi-imaginaire, des Pyrénées. Au cours du poème, le mouvement descendant devient bénéfique ; comme si les Pyrénées étaient alors la barrière rassurante qui protégeait le poète des défunts désirant l’attirer à lui, le gave se fait implicitement le symbole de la vie qui s’écoule : « Prions pour le ruisseau de vie / Qui se presse vers nos prunelles. » A l’inverse, le mouvement ascendant devient néfaste - le dialogue avec les morts se transformant en une supplication adressée par le poète à son propre squelette qui le pousse vers la mort : « Il ne faut pas songer encor / A la flûte lisse des morts. » L’univers poétique de Supervielle est essentiellement ambigu.
Jules Supervielle est enterré (depuis 1960), ainsi que sa femme Pilar (1976), dans le cimetière de Sainte-Croix, à Oloron-sainte-Marie. Une belle épitaphe, tel un concentré de son oeuvre tout entière, est gravée sur la tombe : « Ce doit être ici le relais / Où l’âme change de chevaux. » (Vers extraits du poème « Le relais », dans 1939-1945).

En 1971, la ville d’Oloron a rendu hommage au poète à l’occasion de l’inauguration du lycée qui porte son nom.
En 1990, la ville d’Oloron a créé un prix de poésie Jules Supervielle, dont les premiers lauréats ont été des poètes illustres comme Alain Bosquet, qui se réclame ouvertement du poète, Eugène Guillevic et Henri Thomas, dont la simplicité apparente de langage n’est pas sans évoquer les textes de Supervielle, ou encore Jean Grosjean dont l’inquiétude spirituelle semble faire écho à celle du poète.

dimanche 21 janvier 2007

Modernité de Jules Supervielle


Jules Supervielle, rétif aux modes de son temps, se voulait un réconciliateur de toutes les formes de poésie. Hors du temps et de l'espace, comme le "hors-venu" - ce personnage énigmatique qu'il convoquait volontiers sous sa plume - il est, si l'on ose parler ainsi, constamment moderne. Mais, plus encore, il peut être regardé comme un précurseur des temps modernes, dans les domaines où d'essentielles découvertes - ou redécouvertes - ont été faites. (à suivre)

samedi 20 janvier 2007

Au delà des paradoxes...

L'univers de Supervielle est d’abord un monde de métamorphoses perpétuelles, où les contraires coexistent tout naturellement ; la vie, par exemple, n’y est présente que dans son intime relation à la mort. Les morts et les vivants se côtoient. La mémoire est indissociable de l’oubli. La matière n’a pas plus de consistance qu’un nuage qui s’effiloche. Est-elle différente de l'esprit ? De même, il paraît n'exister ni début ni fin de l'univers, des êtres et des choses car tout y est transformation, métempsycose continuelle. Y a-t-il une essence derrière les apparences ou existe-t-il seulement un univers sensible ? Dieu est-il transcendant ou immanent, créateur du monde ou simple témoin, existant ou non-existant ? Il semble que toutes ces notions contraires doivent être dépassées car elles sont en réalité interdépendantes. Supervielle laisse en tout cas ces ambiguïtés planer sur son univers tout entier. Et le vertige, très souvent, s’empare du poète.

Oublieuse mémoire...

Le hors-venu

D'où venez-vous ainsi couvert de précipices
Avec plus de ravins que chaîne de montagnes ?
Qui vous approche sent qu'un vertige le gagne
Que, du haut de votre altitude abrupte, il glisse,
Vous qui sortez vivant de la géologie
Comme d'un cauchemar de grottes et de strates,
Allant du rose exsangue au plus pur écarlate,
Dans l’éboulis de vos roches mal assagies.
Venez, asseyez-vous du côté de la plaine
Et regardez monter une lune sereine !
Au sortir de la nuit, buvez ce verre d'eau,
II fait sourdre la vie et ferme les tombeaux.
Des oiseaux mieux qu'oiseaux émanent des buissons
Pour aller au-devant de leurs claires chansons.
Reconnaissez-vous là les signes et les mythes
De ce qui espérait en vous, dans l'insolite ?
La brise sentez-vous de la métamorphose
Ouvrant la fleur secrète et délaissant la rose ?

vendredi 19 janvier 2007

Les principales oeuvres de Supervielle

I - Ses recueils de poèmes :
Tous ces recueils sont disponibles dans la collection : Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard, Paris, 1996. J'ai précisé la date des premières éditions quand il y en avait.
- Débarcadères, Paris, Gallimard, 1922 et 1956, suivi de Gravitations, 1925
- Le Forçat innocent, Paris, Gallimard, 1930, suivi des Amis inconnus, 1934.
- La Fable du monde, Paris, Gallimard, 1938, suivi d'Oublieuse mémoire, 1949.
- 1939-1945, Bibliothèque de la Pléiade, 1946 et 1996, p. 405-469.
- A la nuit, Bibliothèque de la Pléiade, 1947, puis 1956 et 1996, p. 471-481.
- Naissances, suivi de En songeant à un art poétique, Bibliothèque de la Pléiade, 1951 et 1996, p. 539-567.
- L'Escalier, Bibliothèque de la Pléiade, 1956 et 1996, p. 569-589.
- Le Corps tragique, Bibliothèque de la Pléiade, 1959 et 1996, p. 591-654.

II - Ses contes et ses nouvelles :
- L'Enfant de la haute mer, Paris, Gallimard, 1931.
- L'Arche de Noé, Paris, Gallimard, 1938.
- Les B.B.V., Paris, éditions de Minuit, coll. "Nouvelles originales", n° 7, 1949.
- Premiers pas de l'univers, Paris, Gallimard, 1950.

III - Ses romans :
- L'Homme de la pampa, Paris, Gallimard, 1923 et 1951.
- Le Voleur d'enfants, Paris, Gallimard, 1926.
- Le Survivant, Paris, Gallimard, 1928.
- Le Jeune Homme du dimanche et des autres jours, Paris, Gallimard, 1952 et 1955.

IV - Ses pièces de théâtre :
- La Belle au bois, Paris, Gallimard, 1932 et 1947.
- Bolivar, Paris, Gallimard, 1936 et 1955.
- Robinson, Paris, Gallimard, 1948.
- Shéhérazade, Paris, Gallimard, 1949.

V - Son récit autobiographique :
Boire à la source, Confidences, Paris, Gallimard, 1933 et 1951.

Biographie sur le poète

LES GRANDS EVENEMENTS DE LA VIE DE JULES SUPERVIELLE
1) Une famille très unie :

De 1880 à 1883 : Bernard, oncle du poète, fonde en Uruguay une banque avec sa femme Marie-Anne. Cette entreprise devient rapidement familiale : Bernard demande à son frère Jules, père du poète, de venir le rejoindre en Uruguay. Jules fait du trio un parfait quatuor en épousant sa propre belle-soeur, Marie, soeur de Marie-Anne et mère du poète.

2) Naissance d'un orphelin :

- 1884 : Le poète naît à Montevideo, en Uruguay, d'un père béarnais et d'une mère basque. La même année, le petit Jules et ses parents rentrent en France pour rendre visite à leur famille. C'est à Oloron-Sainte-Marie que se produit un tragique accident : son père et sa mère meurent brutalement, sans doute empoisonnés par l'eau d'un robinet ou victimes du choléra. L'enfant est d'abord élevé par sa grand-mère.
- 1886 : Son oncle Bernard ramène le petit Jules en Uruguay, où il l'élève avec sa femme comme s'il était son propre fils.

3) Les débuts d'une vocation littéraire :

- 1893 : A l'âge de neuf ans, le petit Jules apprend par hasard qu'il n'est que le fils adoptif de son oncle et sa tante. Il commence la rédaction d'un Livre de fables sur un registre de la banque Supervielle.
- 1894 : Son oncle et sa tante s'installent à Paris. Jules y fera toutes ses études secondaires.
- 1898 : Jules découvre Musset, Hugo, Lamartine, Leconte de Lisle et Sully Prudhomme. Il commence à écrire des poèmes en cachette.
- 1901 : Il publie à compte d'auteur une plaquette de poèmes intitulée Brumes du passé. Il passe ses vacances d'été en Uruguay en 1901, 1902 et 1903.
- De 1902 à 1906 : Jules poursuit ses études, depuis le baccalauréat jusqu'à la licence ès lettres. Il fait aussi son service militaire mais, de santé fragile, il supporte mal la vie de caserne.

4) L'entrée dans la vie adulte :

- 1907 : Il épouse Pilar Saavedra à Montevideo. De cette union naîtront six enfants, nés entre 1908 et 1929.
- 1910 : Il dépose un sujet de thèse sur "Le sentiment de la nature dans la poésie hispano-américaine". Des extraits paraîtront dans le Bulletin de la bibliothèque américaine.
- 1912 : Après de nombreux voyages, il s'installe à Paris, dans un appartement, 47, boulevard Lannes, où il demeurera pendant vingt-trois ans. Mais, très souvent, il traversera l'Atlantique pour se rendre en Uruguay, sa seconde patrie.
- De 1914 à 1917 : Jules est mobilisé. Il exercera notamment des activités au ministère de la Guerre, en raison de ses compétences linguistiques. A partir de 1917, il lit beaucoup et découvre Claudel, Rimbaud, Mallarmé, Laforgue et Whitman.
- 1919 : La parution de ses Poèmes attire l'attention de Gide et de Valéry et le met en contact avec la Nouvelle Revue Française.

5) Naissance d'un poète :

- 1922 : Parution de son premier recueil important de poèmes : Débarcadères.
- 1923 : C'est le début d'une longue amitié avec Henri Michaux, qui deviendra son ami intime. C'est aussi cette année-là qu'il publie son premier roman : L'Homme de la pampa.
- 1925 : Il se lie avec le grand poète allemand Rainer Maria Rilke et publie un des recueils poétiques majeurs du XXème siècle : Gravitations.
- 1927 : Il devient l'ami intime de Jean Paulhan et lui soumet désormais tous ses textes.
- 1931 : Il écrit son premier recueil important de nouvelles : L'Enfant de la haute mer. A cette époque, il s'adonne à de nombreuses activités littéraires et acquiert la reconnaissance de la critique, y compris en Uruguay. Sa première pièce importante, La Belle au bois, voit aussi le jour à cette époque. Par ailleurs, il ne cessera de remanier ses textes, donnant lieu à de multiples rééditions, et les fait passer souvent d'un genre littéraire à un autre.
- 1938 : Il se lie avec Etiemble.

6) Les années d'exil :

- 1939 : Avec la déclaration de guerre commencent des années difficiles : la tension internationale, des difficultés financières et des ennuis de santé (problèmes pulmonaires et cardiaques) conduisent Jules Supervielle à s'exiler pour sept ans en Uruguay. Il est nommé officier de la Légion d'honneur.
- 1940 : La banque Supervielle fait faillite ; le poète est ruiné. Mais son activité littéraire est toujours aussi intense et ses pièces de théâtre seront par la suite montées par de grands metteurs en scène, dont Louis Jouvet. Il continue par ailleurs de s'adonner à des traductions (Guillen, Lorca, Shakespeare...) et recevra plusieurs prix littéraires tout au long de ces années de la maturité.
- 1944 : Il fait une série de conférences à l'Université de Montevideo sur la poésie française contemporaine.

7) La consécration :

- 1946 : Supervielle rentre en France, ayant été nommé attaché culturel honoraire auprès de la légation d'Uruguay à Paris. Il publie ses premiers contes mythologiques sous le titre Orphée.
- 1951 : Il publie un récit autobiographique intitulé Boire à la source, ainsi que quelques pages précieuses sur sa conception de la poésie : En songeant à un art poétique, à la suite de son recueil poétique Naissances. A cette époque, il souffre d'arythmie et des séquelles de son affection pulmonaire.
- 1959 : Il fait paraître son dernier recueil poétique, Le Corps tragique.
- 1960 : Supervielle est élu Prince des poètes par ses pairs. Le 17 mai, il meurt dans son appartement parisien ; il est inhumé à Oloron-Sainte-Marie. En octobre, la NRF fait paraître un numéro spécial en hommage à Supervielle.
- De 1966 à 1987 : parution aux éditions Gallimard (collection "Poésie") de ses principaux recueils poétiques.
- 1976 : Pilar meurt à son tour ; elle est enterrée aux côtés de son mari.
- 1990 : La ville d'Oloron-Sainte-Marie crée le prix Jules-Supervielle ; parmi ses lauréats, on relève les noms de poètes contemporains majeurs : Alain Bosquet, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Jean Grosjean et Lionel Ray.
- 1996 : Parution des oeuvres poétiques complètes de Jules Supervielle dans la Bibliothèque de La Pléiade, aux éditions Gallimard.