samedi 1 janvier 2011

Famille de ce monde...

Poème pour une fin d'année... et le début d'une autre.




Et des milliers de bourgeons viennent voir ce qui se passe au monde


Car la curiosité de la Terre est infinie.


Et l'enfant naît et sa petite tête mal fermée encore


Se met à penser dans le plus grand secret parmi les grandes personnes tout occupées de lui.


Et il est tout nu sous la pression exigeante de la lumière du jour


Tournant de côté et d'autre ses yeux presque aveugles au sortir de la nuit maternelle,


Emplissant la chambre, comme il peut, de ce vagissement venu d'un autre monde.


Et bien que parachevé, il s'ouvre encore à la fragilité dans ses délicates fontanelles


Tout en fermant très fort ses petits poings comme un homme barbu qui se met en colère.


Et sa mère est une géante bien intentionnée qui se dresse dans l'ombre et l'assume dans ses bras,


Encore stupéfaite d'entendre cette chair séparée qui a maintenant une voix,


Comme un pêcher qui entendrait crier sa pêche,


Ou l'olivier, son olive.


Mais dans l'ombre un sein qui blanchit dessine son cercle auroral


Et des lèvres toutes neuves, à peine finies, et qui ont grande hâte de servir


Tâtonnent à sa rencontre


Jusqu'à ce qu'on entende un petit bruit de la gorge compréhensive


Quand le lait se met à passer de la mère à l'enfant.


Et  la vie va son chemin qu'elle sait ininterrompu


Sous le tic-tac de la pendule


Car le Temps imbibe jour et nuit de son humidité invisible tout ce que nous faisons sur terre.


Mais il ne faudrait pas oublier que le père est dans la pièce


Et sentant à l'instant même sa parfaite inutilité


Il trouve que c'est le moment de regarder par la fenêtre


 Cependant que la grandeur du monde poursuit sa route béante dans une profonde anesthésie,


Et la Terre tourne sans effort comme en pensant à autre chose,


Et la Grande Ourse et Bételgeuse


Montrent leur face inhumaine à la portière du train terrestre


Qui n'a pas l'air de bouger bien qu'il avance toujours,


Et l'univers bien huilé fait moins de bruit


Que les pieds nus de l'enfant qui frottent l'un contre l'autre,


Car l'enfant est encore là, collé au globe maternel.


Montevideo, mars 1944.


1939-1945



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