mardi 5 août 2008

La recherche d'une harmonie... chez Jules Supervielle

L'univers de Supervielle est d’abord un monde de métamorphoses perpétuelles, où les contraires coexistent tout naturellement ; la vie, par exemple, n’y est présente que dans son intime relation à la mort. Les morts et les vivants se côtoient. La mémoire est indissociable de l’oubli. La matière n’a pas plus de consistance qu’un nuage qui s’effiloche. Est-elle différente de l'esprit ? De même, il paraît n'exister ni début ni fin de l'univers, des êtres et des choses car tout y est transformation, métempsycose continuelle. Y a-t-il une essence derrière les apparences ou existe-t-il seulement un univers sensible ? Dieu est-il transcendant ou immanent, créateur du monde ou simple témoin, existant ou non-existant ? Il semble que toutes ces notions contraires doivent être dépassées car elles sont en réalité interdépendantes. Supervielle laisse en tout cas ces ambiguïtés planer sur son univers tout entier. Et le vertige, très souvent, s’empare du poète.
Dans cet univers toujours mouvant et incertain, l’objet observé est également indissociable de l’observateur. Il n’y a pas de frontière nette entre le sujet pensant, regardant ou écoutant, et l’objet de son étude. La mer, dès qu’on la regarde, n’est plus la mer… Le moi du poète, quant à lui, est sous l’emprise de l’inconscient, lequel, chose curieuse, en sait davantage que sa conscience claire. Le sujet se fissure, hanté par un double insaisissable, et l’objet qu’il observe, parallèlement, se dérobe toujours à sa saisie : il est comme ce vide que perçoit le cheval dans le poème essentiel qui s’intitule « Mouvement » ; quelque chose a été vu et sera encore vu, mais quoi ? Le mystère est total. Le poème est construit autour d’un blanc que le poète se refuse à combler.

C’est pourquoi l’univers de Supervielle est aussi bien extérieur qu’intérieur : la mer profonde, par exemple, possède les mêmes caractéristiques que la mémoire oublieuse ; inversement, le corps humain est un véritable paysage. « Rêver, explique le poète dans En songeant à un art poétique (Naissances), c’est oublier la matérialité de son corps, confondre en quelque sorte le monde intérieur et extérieur. […] Je rêve toujours un peu ce que je vois […]. » Ce monde visité par le rêve au sens où l’entend le poète, c’est un univers mieux connu - approché et respecté dans son indépassable mystère - que par l’étude traditionnelle, laquelle découpe le monde en catégories réductrices.

Cet univers apparaît finalement éminemment fraternel : un lien intime se crée entre l’objet et l’homme, le poète et l'animal, l’arbre et la parole, le nuage et la terre, la chose et le mot, la matière et l’esprit… : une "pansympathie", une compassion universelle. Comme si le vertige initial - la perte de nos repères habituels - était la condition nécessaire à la reconstruction d’un véritable cosmos, d'un monde toujours en mouvement mais cohérent et à la recherche d'une harmonie...