mardi 20 février 2007

Simplicité et compréhension


« Pour moi ce n’est qu’à force de simplicité et de transparence que je parviens à aborder mes secrets essentiels et à décanter ma poésie profonde. Tendre à ce que le surnaturel devienne naturel et coule de source (ou en ait l‘air). Faire en sorte que l’ineffable nous devienne familier tout en gardant ses racines fabuleuses. […] Je n’ai guère connu la peur de la banalité qui hante la plupart des écrivains mais bien plutôt celle de l’incompréhension et de la singularité. N’écrivant pas pour des spécialistes du mystère j’ai toujours souffert quand une personne sensible ne comprenait pas un de mes poèmes. »
Jules Supervielle, « En songeant à un art poétique » dans Naissances.

jeudi 1 février 2007

Perte d'Identité

LA PERTE DE TOUTE IDENTITE (LA FABLE DU MONDE et 1939-1945)

Dans le recueil qui suit, plus encore que sa solitude foncière, c’est l’immense difficulté de saisir sa propre cohérence que souligne le poète par l’image de l’océan :

« Je suis seul sur l’océan
Et je monte à une échelle
Toute droite sur les flots
Me passant parfois les mains
Sur l’inquiète figure
Pour m’assurer que c’est moi
Qui monte, que c’est toujours moi. […].
Je tombe ah ! je suis tombé
Je deviens de l’eau qui bouge
Puis de l’eau qui a bougé,
Ne cherchez plus le poète,
Ni même le naufragé. » (La Fable du monde, p. 380)


Le noyé semble avoir cette fois renoncé non seulement à saisir des fragments de son passé mais même de son identité. Toute possibilité de connaissance de soi semble ici se dissoudre dans les flots marins.
Cependant, par un de ces retournements auxquels Supervielle nous a accoutumés, cette impossibilité de se connaître, c’est-à-dire de se découvrir une identité, une permanence du « je », une continuité quelconque, devient une sorte de chance dont le poète peut tirer parti :

« Ce bruit de la mer où nous sommes tous,
Il le connaît bien, l’arbre à chevelure,
Et le cheval noir y met l’encolure
Allongeant le cou comme pour l’eau douce,
Comme s’il voulait quitter cette dune,
Devenir au loin cheval fabuleux
Et se mélanger aux moutons d’écume, […]
Etre enfin le fils de cette eau marine […]. » (1939-1945, p. 441)


Je ne peux m’empêcher ici de songer aux textes très anciens de la sagesse des hindous ou des bouddhistes, où le moi est invité à se dissoudre dans la vacuité du Soi… Le cheval, auquel le poète s’identifie si souvent, si volontiers, est ici impatient de quitter son rivage pour se fondre à l’océan. Je pense aussi aux poèmes de l’islam soufi, à ces gouttes d’eau qui se croient séparées du grand océan universel qui est notre élément… Ne faut-il pas, en effet, accepter totalement de n’être qu’une succession discontinue de « je » sans rapport les uns avec les autres, une agglomération d’apparences, pour reprendre une image de Supervielle, afin de commencer véritablement à se connaître ? Se connaître soi-même n’implique pas forcément, en effet, de trouver sa propre identité. Toutes les sagesses traditionnelles nous invitent au contraire à nous chercher au-delà ou en-deçà de l’illusion de l’identité.